Santé
Dans une petite salle d’opération de l’Hôpital général de Toronto, notre équipe de tournage est à l’étroit. Des chirurgiens s’activent autour de la table, au centre de la pièce. Mais il n’y a pas de patient. Plutôt une paire de poumons. De la taille de deux ballons de football, ils inspirent et expirent, mus par une force singulière.
Je n’aurais jamais pu imaginer une chose pareille lorsque j’étais étudiant, s’émerveille le Dr Shaf Keshavjee, chirurgien en chef au University Health Network de Toronto. C’était de la science-fiction.
Le Dr Keshavjee est un chef de file mondial de la greffe de poumons. Il a assisté à la toute première double transplantation pulmonaire, à Toronto, en 1986. Depuis, il a consacré sa carrière à augmenter le nombre de poumons disponibles pour ses patients en attente d’une greffe.
Il a mis au point une machine ex vivo capable de maintenir des poumons à l’extérieur du corps humain, pour que les chirurgiens puissent les examiner et éventuellement les réparer avant de les transplanter.
Machine ex vivo
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La quincaillerie est assez rudimentaire et pourtant elle fait des prodiges. Un dôme – que le Dr Keshavjee compare, non sans humour, au SkyDome de Toronto – protège les poumons des infections. Une pompe joue le rôle du cœur. Elle fait circuler, dans les vaisseaux des organes, une solution nutritive qui remplace le sang. Cette solution est chauffée à 37 degrés Celsius, la température du corps humain. L’inhalation et l’expiration sont assurées par un respirateur artificiel.
Les poumons, noircis, appartenaient probablement à un fumeur ou à un citadin.
Les poumons qui se trouvent dans la machine ex vivo au moment de notre tournage sont noircis. Ils appartenaient probablement à un fumeur ou à un citadin. Les règles de confidentialité nous empêchent d’en savoir davantage sur le donneur, décédé ce matin.
Les chirurgiens ne semblent pas préoccupés par l’aspect noirci des poumons. Ils s’inquiètent surtout parce que certaines parties ne se gonflent pas normalement.
Pendant que les poumons sont dans la machine ex vivo, l’équipe médicale les passe aux rayons X, prélève du liquide ou des tissus. Au besoin, on ajoutera des antibiotiques ou des anticoagulants à la solution nutritive qui les irrigue.
Autrefois, on n’aurait jamais utilisé ces poumons, souligne le Dr Keshavjee. On n’aurait pas pris de risque.
Deux fois plus de poumons
La technologie mise au point par le chirurgien a permis de doubler le nombre de poumons disponibles pour une greffe, à Toronto. Elle a ouvert la porte à une toute nouvelle catégorie de donneurs.
En règle générale, seules les personnes décédées de mort cérébrale sont acceptées comme donneurs d’organes. Après un traumatisme crânien fatal, le cerveau cesse de fonctionner, mais le cœur, un organe autonome, continue à pomper le sang et à irriguer les organes. Seulement 1 % des personnes qui meurent dans un hôpital entrent dans cette catégorie.
La technologie ex vivo nous permet d’utiliser les organes de personnes décédées à la suite d’un arrêt cardiaque, la première cause de mortalité en Occident, fait valoir le chirurgien Marcelo Cypel, l’acolyte du Dr Keshavjee. Dans ce cas, c’est le cœur qui s’arrête en premier. Les organes ne sont plus irrigués par le sang et peuvent rapidement s’endommager. On peut maintenant examiner les poumons et voir s’ils sont en assez bon état pour être réparés transplantés, précise le Dr Cypel.
Le chirurgien Marcelo Cypel mène des expériences sur des poumons ex vivo.
La médecine de demain
Dans le laboratoire, situé à quelques pas de l’hôpital, on va déjà plus loin. Le Dr Marcelo Cypel mène des expériences sur des poumons animaux. Il a réussi à éliminer certains virus, comme celui de l’hépatite C ou encore le cytomégalovirus ou CMV.
La majorité d’entre nous sont porteurs du CMV sans même le savoir. Il est en dormance dans nos cellules. Lorsqu’un organe contaminé se retrouve dans le corps d’un receveur, le virus se réveille. C’est le virus qui cause le plus de problèmes à nos patients immunodéprimés, explique le Dr Cypel.
Son équipe a aussi réussi à changer le groupe sanguin d’un poumon en utilisant une enzyme capable d'éliminer certains antigènes à la surface des vaisseaux sanguins. Le poumon – il s’agissait d’un poumon humain inutilisable pour une greffe – est passé du groupe A ou groupe O. Les organes du groupe O sont universels, c’est-à-dire qu’ils sont compatibles avec tous les receveurs, peu importe leur groupe sanguin.
Le rêve ultime de Shaf Keshavjee est encore plus ambitieux. Il veut modifier génétiquement les organes, pour les rendre 100 % compatibles avec les receveurs. Les premières expériences, sur des organes animaux, ont déjà débuté en ce sens.
Des foies et des reins
En 2022, l’équipe de Shaf Keshavjee a reçu 24 millions de dollars du gouvernement du Canada pour étendre ses recherches à d’autres organes.
Dans un laboratoire, au moment de notre passage, le Dr Anand Ghanekar tente de dégraisser des foies. Avec le taux d’obésité qui augmente, il y a de plus en plus de donneurs qui ont des foies trop gras, explique le chirurgien. Très souvent, on ne les transplante pas parce qu’on craint qu’ils ne survivent pas à la greffe.
Le chirurgien Anand Ghanekar est spécialiste de la greffe de foies et de reins.
Sous perfusion, un foie va graduellement éliminer le gras. Le défi, c’est d’arriver à le maintenir hors du corps suffisamment longtemps.
Dans un montage juste à côté, on mène des expériences avec un rein. Ici aussi, le maintien de l’organe ex vivo pourrait révolutionner la vie du receveur. Il n’est pas rare qu’un rein fraîchement transplanté mette plusieurs jours avant de fonctionner correctement. Durant tout ce temps, le patient doit être gardé à l’hôpital, sous dialyse.
En branchant le rein à la machine ex vivo, on pense qu’on pourrait lui donner un coup de fouet et réduire le temps de latence après la transplantation, espère le Dr Ghanekar.
Simple comme un micro-ondes
Des chirurgiens viennent de partout pour apprendre à utiliser le système de perfusion des poumons mis au point à Toronto. Plusieurs centres hospitaliers, dont le CHUM, à Montréal, sont équipés de la technologie. Mais aucun ne rivalise avec les performances de l’équipe torontoise, soit par manque d’expérience ou par manque de personnel.
Les chirurgiens planchent sur une nouvelle génération d'appareils ex vivo, plus facile d’utilisation et plus intuitive. J’ai dit aux ingénieurs que ça devrait être comme un micro-ondes, dit le Dr Keshavjee. On appuie sur la touche pop corn et voilà, on obtient du pop corn. Ça devrait être aussi simple que ça.
Les chercheurs veulent y ajouter une forme d’intelligence artificielle pour guider l’équipe médicale. Un algorithme pourrait indiquer, par exemple, qu’un poumon est transplantable et que le receveur a 90 % de chances d’être sorti des soins intensifs d’ici trois jours.
Le Dr Keshavjee ne manque pas d’ambition ni d’assurance. Quand on a conçu ce système, personne n’y croyait. Les experts en transplantation disaient que ça n’allait jamais fonctionner. On leur a prouvé le contraire.
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