Monde
Alors qu’un accord avait finalement été signé pour le déploiement d’une force multinationale à Haïti, le Kenya a suspendu mardi sa participation, à la suite de l’annonce de la démission du Premier ministre. Ce nouveau revers intervient après un an et demi de difficiles négociations autour du déploiement de cette mission de sécurisation, qui suscite la méfiance à Haïti et dont la composition a virée au casse-tête.
La mission multinationale en Haïti verra-t-elle le jour ? Alors que le pays a sombré dans une guerre civile opposant les forces de sécurité aux gangs qui contrôlent la quasi-totalité de la capitale, le Kenya a annoncé, mardi 12 mars, la suspension de sa mission de sécurisation en Haïti. Nairobi s’était engagé à déployer 1 000 policiers dans le cadre d’une mission internationale de quelque 2 500 hommes pour soutenir les forces de sécurité face aux groupes armés qui sèment la terreur dans le pays.
Mais pour le Kenya, l’annonce de la démission du Premier ministre Ariel Henry lundi, sous la pression des gangs et de la communauté internationale a changé la donne.
"Sans administration politique en Haïti, il n'y a pas de point d'ancrage sur lequel un déploiement de la police puisse reposer", a déclaré Korir Sing'oei, secrétaire général du ministère kényan des Affaires étrangères, précisant vouloir désormais attendre "l'installation d'une nouvelle autorité constitutionnelle".
Des discussions entre partis politiques sont en cours en Haïti pour aboutir à la formation d’un conseil de transition composé de sept membres, qui devrait ensuite choisir un Premier ministre intérimaire et nommer un gouvernement "inclusif".
Le gouvernement kényan se dit toujours disposé à mener cette mission multinationale, à laquelle doivent participer une dizaine de pays dont le Bénin, le Tchad, les Bahamas, le Bengladesh ou bien encore la Barbade. Mais son déploiement semble plus que jamais incertain au vu de la profonde crise politique que traverse le pays.
Appel à l’aide
L’origine de ce projet de force d’intervention remonte à octobre 2022. Le gouvernement haïtien adresse alors une lettre au secrétaire général de l'ONU réclamant le déploiement d'une mission armée spécialisée pour mettre fin à la crise humanitaire en cours. Depuis un peu plus d’un an, le pays est dirigé par Ariel Henry, Premier ministre qui s'est retrouvé de facto à la tête du pays après l'assassinat du président Jovenel Moïse par un commando le 7 juillet 2021 à sa résidence. En prenant le pouvoir, Ariel Henry avait promis d’œuvrer au rétablissement de l'ordre et à "l'organisation d'élections crédibles". Pour les Haïtiens, son appel à l’aide adressé à la communauté internationale est perçu comme un aveu d’échec.
Répondant à la demande d'Ariel Henry, le secrétaire général des Nations unies exhorte, le 9 octobre, le Conseil de sécurité à envisager le déploiement d’une force armée internationale au vu de la "détérioration dramatique de la sécurité" paralysant le pays. Mais cette annonce suscite la colère en Haïti : des milliers de personnes descendent dans les rues de Port-au-Prince et des violences éclatent, faisant plusieurs morts.
Intervention contestée
Les manifestants reprochent alors à Ariel Henry, qui n’a jamais été élu, son manque de légitimité pour lancer cet appel, estimant qu’il cherche avant tout à se maintenir au pouvoir. Ils l’accusent également de ne rien avoir fait pour endiguer la crise.
"Ce gouvernement était complètement inefficace, il n’a jamais présenté aucun plan de sécurité pour faire face à la progression des gangs", fustige Jacques Nesi, politologue à l’université des Antilles. "Des quartiers de la capitale se sont vidés de leur population. Les habitants vivent dans des conditions inhumaines et ce Premier ministre ne leur a jamais manifesté aucune empathie."
Certains reprochent par ailleurs à Ariel Henry son rôle trouble dans les événements qui ont mené à l’assassinat du président Jovenel Moïse. Car l’enquête a révélé qu’il avait échangé par téléphone, à plusieurs reprises, avec l'un des principaux suspects, la nuit du meurtre. Lui dément formellement toute implication.
Enfin, la méfiance des Haïtiens vis-à-vis d’une éventuelle intervention internationale renvoie également à des raisons historiques. "La population garde un très mauvais souvenir des interventions étrangères", soulignait en octobre 2022 Frédéric Thomas, docteur en science politique et spécialiste d'Haïti. "De 1994 à aujourd’hui, Haïti a été constamment couvert par une mission onusienne, et cela a laissé des traces."
Au cours des dernières décennies, plusieurs affaires ont éclaboussé l’action des Casques bleus en Haïti. En 2019, un scandale sexuel a éclaté, impliquant des membres de la Minustah – Mission de stabilisation des Nations unies en Haïti, présente dans le pays de 2004 à 2017 sous commandement militaire brésilien –, accusés d’avoir abusé de femmes vulnérables. Avant cela, peu après le séisme de 2010, le pays avait été frappé par une épidémie de choléra, importée par les Casques bleus népalais, qui avait fait 10 000 morts.
Le Kenya à la rescousse
Dans ce contexte, l’ONU, qui cherche à rester en retrait tout en apportant une aide à la population haïtienne, se retrouve dans une position délicate. Elle a besoin d’un ambassadeur susceptible de mener cette mission de sécurisation mais les tractations se révèlent difficiles. En juillet 2023, le Kenya se porte volontaire et promet l’envoi de 1 000 policiers pour prêter main forte aux forces de sécurité haïtiennes et "protéger les installations stratégiques". Mais cette initiative, qualifiée par le président kényan William Ruto de "mission pour l’humanité", suscite la polémique dans le pays. Bien que le Kenya ait déjà participé à plusieurs missions de maintien de la paix, certains jugent le déploiement en Haïti trop risqué, comme l’opposant Ekuru Aukot, qui fustige une "mission suicide".
Approuvée par le Conseil de sécurité de l’ONU puis par le Parlement kényan, cette mission devait débuter au cours du premier trimestre 2024 pour une durée de 12 mois. Mais elle a connu un premier revers en janvier lorsqu’un tribunal kényan a bloqué son déploiement, jugeant "illégal" l’envoi d’agents de la police nationale à l’étranger.
Fin février, Ariel Henry s’était rendu au Kenya, espérant débloquer la situation. Il y avait signé un accord avec William Ruto pour relancer le processus. Mais ce voyage a finalement accéléré sa chute. Lundi, il a cédé à la pression des gangs qui réclamaient sa démission. Ces derniers avaient encerclé l’aéroport de Port-au-Prince et empêché son avion d’atterrir.
Mission en berne
Pour la deuxième fois, la mission du Kenya est mise sur pause. Même si le déploiement de cette force fait l’objet de critiques en Haïti, ce nouveau blocage risque d’avoir de lourdes conséquences pour la population, alerte Jacques Nesi.
"La force multinationale est urgente parce qu’aucune force locale ne peut mater ni arrêter les gangs", déplore-t-il. "Les Haïtiens ont une relation ambivalente avec tout ce qui vient de l’extérieur. D’un côté, ils n’en veulent pas du fait du sentiment de fierté lié à la trajectoire de leur pays et de la conquête de son indépendance, mais, de l’autre, ils sont coincés, car la force de police locale ne peut pas faire face à la progression de ces groupes violents, équipés d’armes sophistiquées et même de drones leur permettant de contrôler tout ce qui se passe dans la capitale."
Mercredi, les États-Unis, qui soutiennent et financent le déploiement de cette force, se sont voulus rassurants. Le porte-parole du département d'État, Matthew Miller, a estimé que le conseil présidentiel de transition serait formé dans les prochains jours, ouvrant "la voie à la poursuite de cette mission sans délai". Des propos ensuite tempérés par le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken. "Rien de tout cela n'est facile. Rien de tout cela ne va se produire d'un jour à l'autre. Mais au moins, il y a un plan, un processus en place pour y parvenir."
Le problème est qu'en Haïti, la politique "est une rente, un fonds de commerce", analyse Jacques Nesi. "Chacun veut avoir son ministère, sa direction générale. Tout ceci conduit à un enrichissement rapide dans un contexte d’impunité totale."
"Il y a des relations incestueuses entre les gangs, l’État, les acteurs politiques et les acteurs économiques", poursuit le chercheur, comparant les négociations pour la formation du conseil de transition à un "accord de bric et de broc". "La communauté internationale sait que ça va être très difficile pour que cela fonctionne", conclut-il.
Jeudi 14 mars, l'aéroport international Toussaint-Louverture de Port-au-Prince reste fermé. La mission de l'ONU en Haïti a annoncé son intention d'ouvrir un "pont aérien" entre la République dominicaine et Haïti pour "fluidifier" l'acheminement d'aide humanitaire et "les mouvements de son personnel".
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Un agent de la police nationale patrouille à Port-au-Prince, la capitale haïtienne, en proie à la violence des gangs, le 26 janvier 2024. © Odelyn Joseph, AP